L’article ci-dessous est tiré du magazine Cerveau & Psycho, écrit par Yves-Alexandre Thalman, il est à retrouver ici : https://www.cerveauetpsycho.fr/sr/envers-developpement-personnel/l-ignorance-c-est-quantique-24820.php
L’ignorance, c’est quantique !
Pourquoi les discours charlatans ont-ils autant de succès sur internet (par exemple, tout ce qui fait appel au concept de « quantique ») ? La faute à un effet paradoxal, dit de Dunning-Kruger, qui nous fait croire que tout est clair quand on n’y comprend rien.
Lu récemment sur le net : « Nous sommes en train de faire un saut quantique. Le saut quantique se passe en ce moment de manière harmonieuse, puisque nous avons atteint la masse humaine critique pour ce processus. La terre a augmenté sa vibration énergétique qui est passée de 7 Hz [hertz] à 40 Hz et ne cesse d’augmenter reflétant les ondes gamma qui permettent l’activation de notre ADN et la création de nouvelles connexions neuronales depuis le lobe frontal et néocortex. Le temps disparaissant, nous sentons bien qu’une journée à beaucoup moins de vingt-quatre heures. […] Tout ce processus affecte beaucoup d’animaux qui détectent les changements électromagnétiques. Insectes et moutons tournent en cercle dans le sens des aiguilles d’une montre, reflétant le changement de pôles qui se fait graduellement… »
Je pourrais arrêter ici ma chronique et considérer que l’humanité a fait son temps. Des siècles de développement intellectuel auraient abouti finalement à des galimatias obscurs et inutiles à quiconque.
Il va de soi que ce que vous venez de lire n’a aucun sens. Dans le même temps, il est tout aussi évident qu’il s’y trouve une concentration impressionnante de concepts sérieux. Plus inquiétant, ce mélange suscite souvent beaucoup d’intérêt parmi les millions de spécimen d’Homo sapiens qui sillonnent le net.
Étape numéro 1 : le saut quantique
Penchez-vous sur ce qui est écrit. On commence par un peu de physique quantique – sans la nommer explicitement – afin de signaler que le propos se veut scientifique. Comme si la notion de saut quantique était à ce point évidente qu’il était superflu de l’expliquer. Pour rappel, le saut quantique, en physique, désigne la transition d’un électron d’une orbite atomique à une autre. En effet, celui-ci ne peut se trouver qu’à des « endroits » déterminés autour du noyau (à condition qu’il se comporte comme une particule et non comme une onde, ce qui est loin d’être toujours le cas) : dès lors, la transition ne peut se faire que sous forme de sauts, et non pas de passages graduels. Dire que nous autres, êtres humains, effectuons un saut quantique n’a donc, tout simplement, pas la moindre signification. Ou bien, tout au plus sur un plan métaphorique, faudrait-il comprendre que nous subissons une transition brutale d’un état à un autre, totalement différent. Mais dans ce cas, vous en conviendrez, cela ne pourrait se produire d’une « manière harmonieuse », comme le veut cet extrait.
Étape numéro 2 : la Terre vibre !
Vient ensuite l’idée d’une masse critique pour qu’une réaction ait lieu, concept clé en chimie et en physique classique. En dessous de cette quantité, pas de réaction ; au-dessus : boum ! On peut supposer que la fameuse masse critique humaine correspond au chiffre de 8 milliards d’habitants sur la planète, le texte suggérant que nous venons de le dépasser. Selon ce raisonnement, il semble logique de s’attendre au pire, ce que suggère le qualificatif « critique ». Mais non, il faudrait au contraire s’en réjouir. Allez savoir pourquoi ?
On apprend ensuite que la Terre, en plus de ses mouvements de rotation sur elle-même et de révolution autour du Soleil, vibre. Mais que signifie donc « vibration énergétique » ? Un concept vaseux – mais tout est énergie puisque E = MC2, n’est-ce pas ? – rendu plus concret par des valeurs chiffrées. Et cela tombe bien puisque celles-ci font écho aux ondes cérébrales que l’on peut mesurer avec un électroencéphalogramme. Une fréquence de 7 Hz correspond aux ondes thêta, associées à la rêverie et à la méditation, pour faire très court. Et les 40 Hz ? Ici, ça se complique puisque cette bande de fréquence est actuellement l’objet de recherches. Sur Wikipédia, on apprend qu’elle serait associée aux fonctions cognitives élaborées, comme la conscience. D’ailleurs, tant qu’à faire, mieux vaut avoir une vibration supérieure, cela semble couler de source. Mais rien, dans l’état actuel de nos connaissances, ne permet d’affirmer que ces ondes ont un effet quelconque sur notre ADN, en tout cas pas sous forme d’une activation qui favoriserait la création de nouvelles connexions corticales. Une pincée de vocabulaires neuroscientifiques, rien de tel pour asseoir la crédibilité d’un propos, surtout s’il est vide !
Passons sur l’idée du temps qui disparaît, tout simplement incompréhensible, et sur les nouvelles journées de vingt-trois ou vingt-deux heures. Sans parler des animaux qui tournent en rond. Comment se fait-il que ce texte ait pu avoir un quelconque écho sur internet ? Faut-il y voir l’hégémonie du bullshit ? Que le rapport à la réalité ou à la vérité n’a plus la moindre importance pour son auteur ? Ou alors que l’on assiste à l’apocalypse cognitive annoncée par le sociologue Gérald Bronner ?
L’effroyable aplomb des ignorants
Une autre piste mérite d’être inspectée : l’effet Dunning-Kruger, du nom des deux chercheurs qui l’ont formalisé. Au rang des biais cognitifs, ou biais de jugement, il désigne la tendance des personnes les moins compétentes en un domaine à surestimer leurs compétences à ce propos ; de même que l’inverse : les personnes les plus compétentes, conscientes de la complexité du monde et des limites de leur savoir, ont tendance à sous-estimer leur niveau de connaissance. Cet effet explique pourquoi un débutant, à peine a-t-il acquis quelques connaissances sur un sujet, peut soudainement croire qu’il en sait beaucoup, et en tout cas bien plus qu’il n’en sait réellement. On ne compte pas le nombre de néophytes prenant le micro ou le clavier sur internet, se sentant missionnés pour diffuser des connaissances prétendument révolutionnaires, simplement parce qu’ils viennent de découvrir quelque chose de connu depuis longtemps.
» L’effet Dunning-Kruger est ce qui fait qu’un débutant, à peine a-t-il acquis quelques connaissances sur un sujet, s’imagine soudainement qu’il en sait beaucoup. «
Les psychologues David Dunning et Justin Kruger ont mené à la fin du siècle passé des expériences mettant en lumière ce phénomène. Ils expliquent ce biais par une difficulté dite « métacognitive » (la métacognition est l’aptitude à analyser ses propres processus mentaux) empêchant les personnes les moins qualifiées de reconnaître leur incompétence, et donc d’évaluer objectivement leurs réelles capacités. D’une certaine manière, l’effet Dunning-Kruger est inévitable : comment savoir que je dis n’importe quoi sur la physique quantique si je ne l’ai jamais étudiée ? Sauf que… cette ignorance pourrait se traduire par une posture de prudence, voire d’humilité, plutôt que par un excès de confiance. Or c’est cette dernière posture que pointe justement du doigt l’effet Dunning-Kruger, en parlant de biais de surconfiance. Précisons encore que cet effet et l’explication donnée par les deux auteurs ont été remis en question. Dans un article récent, les professeurs Gilles Gignaca (université d’Australie occidentale) et Marcin Zajenkowski (université de Varsovie, Pologne) parlent même d’un artefact statistique. Telle est la recherche scientifique, toujours en mouvement !
La masse invisible de ce qu’on ne sait pas
Revenons à notre galimatias New Age. Les personnes qui possèdent le moins de culture scientifique risquent bien de se contenter de propos très superficiels, du moment que ceux-ci ont l’air sérieux. Ce faisant, elles croient comprendre des explications qui n’en sont pas vraiment. Ce qui flatte leur ego, les amenant à penser qu’elles disposent de connaissances pointues inaccessibles au commun des mortels, alimentant un biais de supériorité. Elles se perçoivent comme intelligentes, en tout cas suffisamment pour être persuadées que leur ADN va être activé et leur cortex frontal se gonfler de nouvelles connexions.
Une seule solution pour ne pas être sa propre dupe : rester humble quant à son degré de connaissance. Ne jamais oublier que la masse de ce que nous ignorons est infinie, mais qu’elle est par définition invisible et peut pour cette raison passer inaperçue. De façon générale, quand vous avez l’impression de comprendre facilement un argumentaire qui fait appel à des notions extrêmement pointues et complexes… pensez que quelqu’un est peut-être en train de vous envoyer un « Dunning-Kruger » !
Sources mentionnées dans l’article :
J. Kruger et D. Dunning, Unskilled and unaware of it : How difficulties in recognizing one’s own incompetence lead to inflated self-assessments, Journal of Personality and Social Psychology, 1999.
G. E. Gignac et M. Zajenkowski, The Dunning-Kruger effect is (mostly) a statistical artefact : Valid approaches to testing the hypothesis with individual differences data, Intelligence, 2020.
J.-F. Marmion (sous la dir. de), Psychologie de la connerie, Le Livre de Poche, 2020.