Qui fait le lit du New Age et de l’ère du Verseau. Interview de Michel Lacroix.

Michel Lacroix, philosophe, a publié l’ouvrage « La spiritualité totalitaire, le New Age et les sectes » en 1995.

Cette même année il répond aux questions de Christian Ruby.

L’interview a été numérisée sur le site Persée: https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1995_num_116_1_3309

Les propos et les pratiques liés au New Age ne font pas toujours l’objet d’analyses complètes. L’ouvrage de Michel Lacroix, La Spiritualité totalitaire. Le New Age et les sectes s’attelle à une telle tâche. C’est ce pourquoi nous avons souhaité rencontrer l’auteur afin d’éclaircir certains points de son travail. Si le New Age définit surtout des assurances de développement personnel, des velléités de réalisation de soi, appelées par le désespoir de la «vie moderne », on commence à discerner le fil conducteur d’un phénomène devenu social, économique, intellectuel. L’originalité de l’ouvrage tient, me semble-t-il, dans une analyse qui refuse de coincer le New Age dans les condamnations habituelles pour fait d’irrationalisme. 

Christian Ruby : Quelle séduction opère le New Age (en France à partir des années 1980), dans les mots et par les choses (associations, conférences, bougies, musiques, etc)? Représente-t-il une planche de salut contre le désenchantement, le vide et le désarroi des sociétés présentes, restaurant l’être contre l’avoir?

Michel Lacroix : Le succès du New Age est impressionnant, comme l’atteste la fréquentation des Salons (Salon du New Age, Salon des médecines douces, Marjolaine, etc). Et il y a bien d’autres signes : l’abondante littérature du «développement personnel » qui inonde nos librairies, la faveur dont jouissent les thérapies alternatives, le regain de l’ésotérisme, de l’occultisme, de l’astrologie, etc… Le New Age est l’expression la plus achevée de la culture du moi qui s’est développée en Occident depuis 25 ans. C’est quelque chose de bien plus fort qu’un simple phénomène de mode. C’est un véritable raz de marée culturel. L’une des thèses de la Spiritualité totalitaire est que le New Age sert de machine de guerre contre notre héritage culturel, nos valeurs, notre Raison, notre conception de l’individu et de la vie politique. 

Comment expliquer son succès? Dans un monde où «Dieu est mort », où la philosophie du progrès est discréditée, où le futur devient incertain, et où, d’une manière générale, les idéologies sont en panne, le New Age s’offre comme un recours car il répond à la question du sens. Il redonne un sens à l’histoire, en affirmant que l’Humanité s’approche d’un tournant décisif qui s’appelle l’ère du Verseau, ou encore l’ âge de la conscience, et qui coïncide avec la formation du Cerveau global de la Terre (grâce aux réseaux électroniques et informatiques). Le New Age donne également un sens à l’existence individuelle en adressant à chaque être humain ce message : «Vous n’êtes pas né par hasard (ou plutôt réincarné, car on croit à la réincarnation…). Vous êtes un chargé de mission. Votre mission est de contribuer à l’avènement des temps nouveaux, à la formation d’un nouvel homme et au salut de toute la planète ». Ce millénarisme est un puissant remède contre le désarroi idéologique! 

C. R. : En quoi s’agit-il de crédulité, d’une nouvelle sécurité découverte dans des réseaux d’échanges ou d’une manière de se rebeller contre la tyrannie du quotidien? Mais aussi, subrepticement, d’une reprise en main spirituelle, puisque, vous le montrez, les sectes se servent du New Age pour étendre leur influence? 

M. L. : C’est toute l’ambiguïté du New Age. D’une part, on parle de liberté, de créativité, d’épanouissement. On s’élève contre la société de consommation et la technocratie. Ce faisant, le New Age s’inscrit dans le droit fil de l’humanisme prométhéen né en Californie, à Esalen, et connu sous le nom de Mouvement du Potentiel humain. Il s’agit de doper le potentiel cérébral, d’utiliser le cerveau à cent pour cent. On veut transformer le moi, libérer l’ego de l’enceinte du corps, on veut «élargir la conscience ». 

Mais, derrière cette rhétorique, il y a une autre réalité. La logique du New Age engloutit le moi dans un nombrilisme stérile. Elle aboutit à l’élimination du politique, auquel elle substitue l’idéal simpliste du fusionnel. Les sympathisants du mouvement ne prêtent pas attention à cette logique carcérale, et pourtant il est facile de voir que les sectes parlent le même langage que le New Age. Ce sont les mêmes objectifs, les mêmes pratiques, les mêmes croyances. Disons-le clairement : le New Age livre aux sectes, clé en mains, une idéologie totalitaire. Tout le discours sur le dépassement de l’ego et les bienfaits du fusionnel débouche finalement sur deux choses : la reddition de la conscience face au pouvoir des sectes, et une sorte de fascisme planétaire sous l’égide de Gaïa. 

C. R. : Dans quelle mesure le New Age est-il solidaire du rejet du scientisme (des techno-sciences), même s’il fait fond sur les débats scientifiques (sur le chaos, la complexité, etc), en constituant une idéologie pour temps de crise (restaurant du sens)? 

M. L. : Les rapports entre le New Age et la science sont complexes. En premier lieu, on a l’idée que la science déterministe et «mécaniciste » a atteint ses limites, et que la réalité ne s’analyse pas en termes seulement physico-chimiques. En second lieu, le New Age se fait l’écho des grands débats épistémologiques sur la complexité, le chaos, l’auto-organisation, la non-séparabilité en physique, et sur l’holographie, qui est sa technique fétiche. Tout cela va dans le sens de la vision holistique, thème de prédilection. On déclare que, si la science veut continuer à progresser, elle devra renoncer au paradigme cartésien au profit du paradigme de la non-séparation. 

Mais les choses en restent là, car finalement les adeptes du New Age préfèrent l’intuition à la raison. Pour eux, le vécu, le sentiment, la méditation (en état de relaxation cérébrale absolue!), révèlent bien mieux la réalité intime de la matière ou de la vie que le raisonnement et l’expérimentation. Les états de conscience altérés, l’hypnose, la drogue livrent la clé du réel. Et on en arrive à des positions ahurissantes, comme celle du Docteur Grof qui a proposé aux physiciens de haut niveau des sessions de LSD pour apprendre à percevoir le réel d’une façon nouvelle… 

C. R. : Quel statut donner aux notions centrales que vous mettez au jour en nous présentant les textes de référence de ces mouvements : harmonie, fusion avec le cosmos, moi, Orient-Occident, vision globale, créativité, changement, communauté, totalité? 

M. L. : Dans le New Age et les sectes, ces concepts sont tissés en un discours serré, clos sur lui-même, formant une séquence obligée qui donne ceci : «Le moi doit sortir de son enceinte et aller vers la totalité. Pour cela, il faut qu’il change et ce changement s’accomplira d’une façon créative en dynamisant le potentiel cérébral, comme on sait le faire en Orient , où le cerveau droit n’est pas délaissé comme il l’est en Occident. Moyennant quoi on arrivera à la vision globale , qui rétablira la fusion avec le cosmos et l’harmonie avec la totalité ». Ainsi, ces concepts fonctionnent comme une idéologie, avec les mêmes mécanismes de fermeture. 

C. R. : Cette idéologie sert quel objectif? 

M. L. : Elle légitime les pratiques d’altération de la conscience et d’endoctrinement utilisées par les sectes. Elle légitime la soumission inconditionnelle à un gourou censé détenir le Vrai et le Bien. Et elle couvre d’un voile attrayant le processus d’unification informationnelle de la planète. Ce processus entraîne l’apparition de nouveaux pouvoirs qui sont aussi insidieux qu’écrasants et qui ont besoin d’une idéologie capable de les justifier. C’est le rôle du New Age. 

C. R. : Beaucoup ont un avis sur le New Age, qui condamnent ou glorifient cet ensemble de discours religieux, de pratiques mystiques, de théories gnostiques, voire de proximités évidentes avec la Deep Ecology, sans se donner les moyens conceptuels de le penser dans sa relation aux formes (crises) sociales actuelles. En somme, par quels concepts saisir ce qu’on caractérise souvent par l’adjectif «irrationnel »? 

M. L. : De Galilée jusqu’au milieu du XXe siècle, des courants irrationnels n’ont pas cessé d’exister, mais ils se tenaient en marge de la science et ils représentaient une force négligeable. 

Le New Age, lui, est un système doctrinal d’une extrême cohérence qui puise son inspiration dans la science contemporaine. Il brandit son paradigme holistique comme la solution à l’état de crise et de doute dans lequel se trouve la science. Et c’est bien cette aspiration à la respectabilité scientifique qui est dangereuse. Ce ne sont pas les aspects irrationnels du New Age qui font problème, car après tout les sociétés ont besoin d’une part d’irrationnel pour conserver leur équilibre. Le danger du New Age, c’est sa rationalité holistique. 

C. R. : Cela étant, votre ouvrage est rédigé au nom des «vraies » valeurs : lesquelles? 

M. L. : En écrivant la Spiritualité totalitaire , j’avais à l’esprit deux références essentielles pour juger le New Age, deux références héritées de la tradition gréco-romaine et judéo-chrétienne . 

D’une part, une certaine idée de l’individualisme tem¬ péré par la solidarité. Nous avons mis plus de deux millé¬ naires à édifier une civilisation qui respecte les exigences de la personne et celles du groupe, ce qui se traduit de nos jours par la démocratie. 

D’autre part, une certaine idée de la finitude humaine. L’homme est un être fini, car sa vie se déroule sur le mode de la séparation. Mon «moi » est distinct du «moi » d’autrui. L’objet est séparé du sujet. Le temps et la mort sont inexo¬ rables. L’humain ne se confond pas avec le divin, ni avec la nature. L’homme doit accepter de mener le combat de la vie dans le cadre de cette finitude radicale. Et c’est l’énergie qu’il met à lutter dans de telles conditions qui peut donner nais¬ sance à la Science, à l’Art, à la Philosophie, à la Religion, à la Politique.  Ces valeurs constituent ma carte d’identité culturelle, si je puis dire. Ce sont ces valeurs que le New Age et les sectes récusent.