Cet article a été publié par Le Figaro le 12/05/2023, lien de l’article : https://www.lefigaro.fr/faits-divers/emprise-mentale-manipulations-humiliations-publiques-l-accablant-recit-d-ex-adeptes-d-un-mouvement-spirituel-20230512
EXCLUSIF – D’anciens membres de la Kriya Lightning Foundation accusent leurs fondateurs de dérives sectaires, sous couvert d’un enseignement basé sur la «libération émotionnelle» et l’abolition de l’«ego». Ils se sont confiés pour la première fois au Figaro.
«Je voulais trouver quelque chose de mystique à la vie». Éléonore est une Française, issue de bonne famille. Ses parents l’ont élevée avec une éducation simple, catholique. Son père était «terre à terre», mais sa mère s’est toujours intéressée à l’ésotérisme et l’au-delà. Elle s’est toujours posé foule de questions sur le «sens de l’existence». N’a pas tardé à découvrir la littérature New Age, le Pouvoir du moment présent, les Conversations avec Dieu, de Neale Donald Walsch. Jusqu’à participer à des «voyages chamaniques », explorant des «états de transe modifiée». Après une rencontre dans son entourage, elle adhère avec enthousiasme à un mouvement, qui pratique des méditations de groupe à l’international pour se «guérir», sur fond d’hindouisme.
Aujourd’hui, elle et d’autres anciens adeptes associent cette communauté à une «secte». Car pendant près de quatre ans, la jeune femme dit avoir vécu «sous emprise», au sein de cette organisation encore confidentielle et passée, jusqu’ici, totalement sous les radars des autorités. Entre «maltraitance émotionnelle», «manipulations» et «humiliations publiques», une dizaine d’ex-membres de cette organisation témoignent de leur «calvaire» pour la première fois auprès du Figaro. Coincées dans une «boucle émotionnelle infernale» où ils devaient «détruire leur ego», ces victimes déclarent avoir «perdu leur personnalité» lors de mystérieuses sessions de «manipulation», savamment orchestrées par un riche couple à la tête d’un groupe en pleine expansion. Tous nos interlocuteurs ont requis l’anonymat, par peur des représailles.
Une incarnation divine, auteur de miracles, comme idole
Éléonore rêvait de faire de l’humanitaire. En quêtes de réponses, elle décide de partir en Inde, à Rishikesh, cité de pèlerinage du nord du pays. Ca tombe bien, elle connaît quelqu’un là-bas. De fil en aiguille, elle fait la rencontre d’un groupe. Officiellement, «des amis qui voyagent ensemble et font de la guérison émotionnelle», se remémore la jeune femme. Ouverte aux nouvelles rencontres, elle rejoint progressivement cette communauté, qui s’appellera quelques mois plus tard : Kriya Lightning Foundation. Sur le papier, le mouvement se présente comme une «organisation à but non lucratif pour la liberté intérieure, la santé émotionnelle, le bien-être et l’éveil, qui propose gratuitement des enseignements, des cours, des ateliers, des cours et des retraites internationales». Il se base sur la figure de Mahavatar Babaji, un maître spirituel indien, présenté comme l’incarnation du Dieu Shiva dans la religion hindouiste.
Dans les cafés, restaurants, ou différents lieux de rencontres, les membres du groupe se réunissent pour se «soigner». Plusieurs techniques psychologiques, censées apporter bonheur et apaisement. Pourtant, ces pratiques ont eu des conséquences «dévastatrices» sur plusieurs de nos témoins. Pour «guérir» leurs ouailles, des «guides» enseignent ce qu’ils appellent la «vérité du cœur». «Souvent appelé “intuition”, c’est le mouvement de notre propre voix intérieure, guidant chacun de nous vers l’harmonie et le bonheur», peut-on lire sur le site internet actuel de la communauté. En réalité, nos témoins font plutôt état d’une «réforme de la pensée» et de «reconfiguration mentale» via des méditations de groupe. «On en est arrivé à un point où tout ce qui n’était pas la vérité du cœur était de l’ego. L’ego étant, pour eux, synonyme de souffrance, il fallait l’abolir et suivre la vérité du cœur qui promettait de nous conduire au plus grand bonheur», décrivent-ils. Or, «c’était l’inverse, on s’enfonçait dans le malheur, et on avait peur de tout ce que l’on pouvait faire, sous prétexte que c’était de l’ego. On nous blâmait de tout», ajoute-t-on.
Un couple riche et puissant à la baguette
Trois mois après un séjour en Inde en 2018, le groupe, qui a triplé en nombre – environ 60 personnes – se rejoint en Thaïlande pour une nouvelle «retraite». Lors des réunions, des photos de Sai Sathya Babasont affichées ; ce gourou, qui se présentait comme une incarnation divine et un auteur de miracles, a été accusé par des disciples d’abus sexuels dans les années 80. «Je n’aimais pas cette idolâtrie», regrette Sylviane, autre Française qui a fui le groupe après la retraite en Inde. Le discours enseigné, lui, s’est professionnalisé ; le rapport de domination entre guides et adeptes s’est «accentué», nous disent nos témoins. À la tête de la «KLF», on trouve Ariel Lee. Fille d’un très riche homme d’affaires hongkongais, elle a fait fortune dans la Tech, après avoir fondé Boomrat, une plateforme de curation de contenus musicaux, revendue en 2013 au géant des festivals, Live Nation. Elle revendique sur son blog personnel «sept ans d’enseignement de libération émotionnelle», «treize ans d’expérience en yoga et méditation», et «plus de 12.000 heures de séances individuelles et de groupe offertes».
Son compagnon, Chris Tracy, est moins connu. Après des études de commerce, il aurait appris une partie de ses techniques de «guérison» après avoir étudié, avec sa conjointe, à l’école thaïlandaise Agama Yoga, entachée par des accusations de viols et agressions sexuelles depuis 2018. Son père serait un agent de la CIA*, possiblement à la retraite, croient savoir nos témoins. Tout comme le frère de Chris, ce septuagénaire aurait été présent, lors de tous les évènements du groupe, sans jamais vraiment participer. «Il était près de nous et observait», souffle un témoin. «Les techniques de contrôle mental utilisées rappellent étrangement celles de la CIA», spécule un autre. Les anciens membres que nous avons eu l’opportunité d’interroger craignent tous qu’en se confiant dans nos colonnes, le couple, «très riche et haut placé», s’en prenne à eux.
Au sein du groupe, on trouve une «énorme structure pyramidale», au sommet de laquelle Chris se présentait comme le «lien le plus pur» vers le maître spirituel Mahavatar Babaji et «moniteur de vérité». Avec Ariel, ils étaient vus comme des exemples. «Ils se présentaient comme des êtres d’éveil, superlégers, comme des personnes capables de se concentrer sur vos blessures et vous voir à travers. Tout le monde voulait les côtoyer», livre Julia, restée plusieurs années dans le mouvement. Nos interlocuteurs n’hésitent pas à utiliser le terme de «gourous». Chris, le leader, est décrit comme charismatique, habile avec les mots, mais «sans aucune empathie» et «cochant toutes les cases du sociopathe», au discours «teinté de conspirationnisme». «Lors des séances de libération de groupe, il avait pour habitude de demander à tout le monde de le regarder», soutient Julia. Pendant ces «soins», «impossible de remettre en cause la parole des guides, relate la jeune femme. Tout était domination, contrôle et déchirement». Ceux qui osaient les questionner étaient considérés comme «résistants», «créateurs de drame» et se voyaient vivement réprimandés devant tout le monde. Devenant des brebis galeuses. «On voulait être bien vu par les chefs, alors s’ils manquaient de respect à quelqu’un, tout le monde suivait et faisait de même», signale Julia. Pour beaucoup, une loi du silence s’est instaurée. «La culture, c’était de garder nos problèmes pour nous, car tout le monde voulait être aimé et bien vu des enseignants», poursuit-elle.
Des scènes de «catharsis où tout le monde pleurait»
Autre technique largement usitée : les «phrases de libération». La méthode consiste à répéter, silencieusement, parfois pendant 30 minutes, des affirmations négatives, comme par exemple :«Je souhaite que mon père se soucie de moi». «C’était épuisant. Tu te sens rarement bien après ces sessions», fustige Julia. «On nous dit que notre souffrance est prise, qu’en étant relâché, on est ouvert émotionnellement et l’énergie circule», abonde Éléonore. Or, notre Française dit avoir assisté à des scènes de «catharsis où tout le monde pleurait». «Ils ont ouvert nos blessures les plus profondes», assène Julia. Un témoin affirme que les guides avaient pour habitude de leur «faire croire» qu’ils «allaient mal» : «On nous disait qu’on était au début d’un processus long, intense et difficile, et qui, au final, nous permettra d’être éveillé comme eux». Ces séances, qui se rapprochent de la programmation neurolinguistique (PNL), outil de médecine alternative contesté, ont, pour nos témoins, eu de graves conséquences. «La plupart des couples ne s’entendaient plus, cela les déchirait, et ils se sont séparés», souligne-t-on. D’autres sont partis en dépression, ont quitté leur travail et même fait scission totale avec leurs proches.
Car durant les retraites, que ce soit en Inde ou en Thaïlande, consigne était donnée aux membres de couper le contact avec leur famille et amis, sur les réseaux sociaux, ainsi qu’avec le monde extérieur. Le motif : «Pouvoir aller plus en profondeur». «Mes amis pensaient que j’étais tombée dans une secte. Mais à l’époque, je les rassurais de l’inverse !», se désole Julia, alors sous emprise. Les guides auraient incité plusieurs membres à stopper leurs passions «sous prétexte que cela renforçait leur ego». L’une a arrêté le yoga, l’autre le sport, la troisième la lecture. Des femmes auraient été incitées à manger plus que de raison, entraînant une forte prise de poids, sous prétexte que la «vérité du cœur» les dirigeait vers de la nourriture riche. «Prendre du poids était censé nous libérer de notre mauvaise image corporelle, assimilée à l’ego. Sauf que c’était l’inverse», décrit Sylviane. Coupés de tout, les membres devenaient de plus en plus dépendants des séances de guérison, qui pourtant les faisaient se sentir mal. «J’étais piégé dans une boucle spirituelle», déplore Tao, resté quatre ans au sein de KLF. «Nous avons tous suivi une formation pour devenir impuissants et soumis», résume Yasmina, une ancienne cadre du mouvement. Pour Sylviane, il est «impératif que les victimes reprennent contact avec leurs familles, et disent que ça ne va pas, et exposent leurs doutes. Quitte à être moquées au début».
Des femmes, pleines d’entités, mises à l’isolement
Peu avant la crise sanitaire, le groupe s’est réuni pour trois semaines en Thaïlande. Là-bas, plusieurs de nos ex-adeptes ont pris conscience qu’il fallait sortir du mouvement. D’abord, la figure du maître Indien Mahavatar Babaji représentait le «tout masculin», étant considéré comme le «vénéré père». Les hommes du groupe avaient une «pensée pure». Les femmes, elles, devaient «travailler sur leur souffrance ou leur colère», se remémore Éléonore. Si bien que les hommes en couple étaient invités à rejeter leur compagne, y compris sur le plan sexuel, et que ce rejet serait bénéfique pour elle. En outre, lors de cet évènement, plusieurs femmes auraient, selon nos témoins, été isolées du reste du groupe. Les leaders estimaient qu’elles avaient une mauvaise influence, et ont décidé de les couper des autres. «Pendant les sessions, les guides les dénigraient devant tout le monde alors qu’elles étaient à l’écart», note un témoin. «On disait qu’elles étaient pleines d’entités, de mauvaises énergies, qu’il ne fallait pas les approcher», complète Julia, pour qui cet évènement a créé «une brèche» dans ses croyances à l’encontre de la communauté. Amie avec plusieurs personnes ostracisées, Éléonore n’a pas non plus apprécié ces méthodes, qui lui ont fait prendre conscience des dangers qu’elle encourait.
Pendant la crise sanitaire, le groupe ne se réunissait plus, mais continuait les sessions en ligne, deux fois par semaine. Un moyen de suivre tous les adeptes, hors des retraites. «On avait un soigneur personnel», indique Éléonore. Cela a permis à certains de prendre conscience que les enseignements étaient néfastes pour eux. «J’ai été obligée de stopper les sessions pendant quelques jours, et je me sentais mieux», se souvient notre témoin Française. Tous ont vu leur vie s’améliorer drastiquement après avoir quitté la communauté. «Cela m’a pris plus d’un mois pour réaliser à quel point j’étais sous influence, et de commencer à témoigner du lavage de cerveau auquel je m’étais soumise», commente Julia.
Fondée il y a seulement quatre ans à Hongkong, la Kriya Lightning Foundation compterait plusieurs milliers de membres à l’international. Elle se développerait «à vitesse grand V», mais aurait à cœur de «rester secrète», nous indique un ex-membre. Contactée par Le Figaro, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) affirme n’avoir jamais été saisie la concernant. Selon nos informations pourtant, plusieurs personnes œuvrent au développement de la KLF en France, parfois sous des noms différents. Le bouche-à-oreille permet à l’entité de grandir, notamment dans les entreprises, leur proposant des ateliers de méditation.
Lors de son rapport 2021, toutefois, la mission comptabilisait pas moins de 116 signalements liés aux domaines de la méditation et du yoga. En évoquant certains systèmes pyramidaux, elle soulignait que «des concepts utilisés dans l’hindouisme et dans le bouddhisme semblent être détournés afin de séduire». C’est le cas de la KLF. Si l’on reprend l’illustre rapport Guyard, de la commission d’enquête sur les sectes, paru en 1995, on retrouve, dans l’organisation, quelques indices inquiétants permettant de supposer d’éventuelles dérives sectaires : la déstabilisation mentale, la rupture induite avec l’environnement d’origine et le discours antisocial. Cette organisation n’exige aucune participation financière, Ariel Lee et Chris Tracy n’ayant aucun besoin de s’enrichir. Mais les dons à l’organisation sont ouverts. «Beaucoup de personnes recrutées sont très à l’aise financièrement et donnent quand même, ou ont convaincu leur famille de le faire», révèle une témoin. «C’est un peu le vice, car on se dit que ce qui est gratuit ne peut pas nous faire du mal», relève Sylviane. Mais alors, pourquoi avoir créé un mouvement aux conséquences aussi néfastes pour certains ? L’un de nos interlocuteurs avance deux hypothèses : «L’emprise et le pouvoir, ou bien la certitude profonde d’être en train de faire le bien». Il y a quelques mois, une vingtaine de personnes a quitté le groupe, face aux dérives constatées. Depuis, le discours des guides, qui ont toujours réfuté toute dérive sectaire, se serait adouci.
Tous les prénoms ont été modifiés.